«Comment ? … Où ? … En Normandie ?!» Cette scène mythique du Jour le plus long a marqué les amateurs de la fresque cinématographique sortie en salle en 1962. Effaré, le maréchal Erwin Rommel apprend au téléphone que le débarquement allié a commencé au petit matin du 6 juin 1944, alors qu'il s'est accordé quelques jours de congés en Allemagne pour l'anniversaire de sa femme. La superproduction américaine à 10 millions de dollars, fréquemment rediffusée à la télévision, a largement conditionné la représentation que nous nous faisons de cet événement majeur de la Seconde Guerre mondiale. Une force conférée par la volonté de son réalisateur en chef, Darryl F. Zanuck, de lui donner une dimension documentaire. «À l'heure de la couleur triomphante, il choisit de tourner en noir et blanc, afin d'imprimer au film une réalité brute», analyse Frédérique Baillon, spécialiste du cinéma américain et docteur en sciences politiques. Un parti pris payant pour cette adaptation du best-seller de Cornelius Ryan vendu à 30 millions d'exemplaires : les scènes montrant les GI’s montant à l'assaut des bunkers allemands, tournées pour beaucoup en Corse et sur l'île-de-Ré, ont acquis une valeur quasi documentaire. Il faut Sauver le sauver Ryan , de Steven Spielberg, sorti en 1998, a renforcé certaines certitudes. Les Boys auraient ainsi fourni l'essentiel de l'effort, reléguant les Anglo-Britanniques au rang de simples figurants, si ce n'est d'absents. Ces derniers étaient pourtant plus nombreux sur les plages. L'histoire passe et la mémoire, malléable et parfois injuste, s'impose. La libération de l’Europe dépendait-elle réellement du succès de ce débarquement ? L'opération d'intoxication Fortitude a-t-elle persuadé les Allemands que les Alliés débarqueraient dans le Pas-de-Calais ? Hitler est-il la cause principale de l'échec des Allemands à rejeter à la mer les troupes de libération ? Bien des idées reçues l'ont emporté sur les faits, notamment sous l’effet du cinéma hollywoodien. Passage en revue.
Idée reçue numéro 1 : le débarquement du 6 Juin est une opération principalement américaine
Winston Churchill peut se retourner dans sa tombe. En dépit des efforts déployés par le premier ministre britannique pour placer les Tommies au premier plan, la postérité a retenu le sacrifice des GI’s à Omaha Beach, des rangers sur les falaises de la pointe du Hoc et des paras sur la place de Sainte-Mère-Eglise. Le 6 juin 1944, les Anglo-Canadiens sont pourtant plus nombreux à prendre pied sur les plages (83.000 hommes) que les Américains (56.000). Les troupes aéroportées américaines sont plus fournies (13.000 contre 9000), ce qui ne suffit pas à équilibrer la balance. Ajoutons que 57% des bâtiments de l’armada qui accompagne ces hommes appartiennent à la Royal Navy. «Churchill a tenu à fournir un effort maximal pour des raisons politiques», explique Nicolas Aubin, auteur du Débarquement, Vérités et légendes (éditions Perrin). Alors qu’il freinait des quatre fers à l’idée d’engager ses hommes directement en France - le souvenir de Dunkerque et de l’échec du raid de Dieppe est encore vif - le premier ministre décide finalement de jouer son va-tout «pour ne pas être rejeté tout de suite dans l’ombre des Américains». Conscient que sa place à la table de Roosevelt et Staline est fragile, il obtient que les postes à responsabilité soient répartis équitablement sous la houlette du général américain Eisenhower, mais doit pour cela fournir «un suprême effort visible» le 6 juin, relate Nicolas Aubin. (...)
Alors pourquoi cette injustice mémorielle ? «L’américanisation de la mémoire, notamment due à la puissance d'Hollywood», y est pour beaucoup, fait observer l’historien. «Au fil du temps, avec Au-delà de la gloire en 1980 puis Il faut sauver le soldat Ryan en 1998, on ne voit plus que les Américains.» Dans Le jour le plus long, «c'est le déblocage d'Omaha Beach qui détermine l'issue de la bataille», relève Nicolas Aubin. En dehors d’une action commando sur le pont de Merville - le fameux Pegasus bridge -, les Britanniques sont «cantonnés au rôle de sparring-partner pittoresque.» Pourtant, insiste l’historien, «le débarquement est beaucoup mieux préparé côté anglo-canadien, avec des armements qui ont été développés spécifiquement pour le Jour J. Ils ont davantage travaillé sur le jeu des marées, se sont rapprochés au maximum des plages pour éviter que la houle ne dévie les péniches». A contrario, les Américains ont perdu la quasi-totalité de leurs chars amphibies à Omaha, mis à l’eau trop tôt, ce qui explique en partie leurs difficultés à s’extirper de la plage.
Si les Britanniques sont plus nombreux et mieux organisés au moment du touch down, les choses se compliquent ensuite (...) «le déblocage de la situation est le fait des Américains». En outre, «les Britanniques sont incapables de fournir autant de renforts que les Américains», ce qui explique que rapidement, «le plateau de la balance penche en faveur des Américains», et qu’une «immense majorité des Français n’a pas vu un soldat britannique durant la Libération».
Idée reçue numéro 2 : le Débarquement est la bataille décisive dont a dépendu la libération de l’Europe
(...) Une idée reçue alimentée par les Alliés, mais aussi par les vaincus. «Hitler attend et espère le Débarquement, persuadé que s’il réussit à rejeter les Alliés à la mer il pourra inverser le cours de la guerre contre les Soviétiques». Mais «sans minorer l'importance du Débarquement, la machine à broyer la Wehrmacht est d'abord à l'Est.» En réalité, pour les esprits clairvoyants de l’époque, la guerre est gagnée depuis l’entrée en guerre des Soviétiques puis des Américains (...)
Idée reçue numéro 3 : l’opération d’intoxication Fortitude a fait croire aux Allemands que le Débarquement ne pouvait avoir lieu ailleurs que dans le Pas-de-Calais
C’est un des grands mythes de la Seconde Guerre mondiale, qui n’a été remis en question que tardivement. L’opération Fortitude est un vaste plan de désinformation consistant, au moyen de décors et de faux mouvements de troupes, à faire croire à l’ennemi que 22 divisions sont cantonnées dans le Kent, prêtes à fondre sur le Pas-de-Calais. Le général américain George S. Patton, considéré par les Allemands comme le plus brillant chef militaire du camp allié, est présenté comme le commandant de cette armée factice. Fortitude aurait donc conduit les généraux allemands à invalider l’hypothèse d’un débarquement en Normandie, et l’insistance de Hitler à y renforcer les garnisons quelques semaines avant le Jour J ne serait due qu’à son intuition. Or l’historien canadien R.J. Lahey montre, dans un article publié en 2022 dans le Journal of Military History, mentionné par Jean Lopez dans le dernier numéro de sa revue Guerres et Histoires consacré au Débarquement, que les photographies aériennes réalisées par l’aviation allemande ont rendu les experts de la Kriegsmarine plus que perplexes : «Le trafic est élevé certes, mais on ne détecte aucun équipement spécial», écrit Jean Lopez. Ce qui conduit les Allemands à étendre leurs recherches, et ainsi à repérer les concentrations de troupes et de navires sur la côte sud-ouest de l’Angleterre. Le 26 avril, la Kriegsmarine prédit que le premier débarquement aura lieu sur la côte normande, entre l’embouchure de la Seine et le Cotentin. Toutes les observations suivantes conduiront aux mêmes déductions, et le 14 mai l’Ob. West, (le haut-commandement de l'Ouest) conclut que le dispositif allié est fin prêt. «Les Allemands sont surpris car les alliés débarquent par mauvais temps, alors qu’ils pensaient avoir une fenêtre de repos, observe Nicolas Aubin. Rommel est en Allemagne, ce qui a son importance ; les chefs de division sont à Rennes pour un wargame, certains sont à Paris avec leur maîtresse…» Et de nuancer: «Là où Fortitude est efficace, c'est que les Allemands vont penser que le débarquement de Normandie est une diversion avant un second dans le Pas-de-Calais, ce qui va les dissuader de dégarnir cette zone», poursuit-il. Cependant, «même sans Fortitude, les Allemands auraient été persuadés que le Pas-de-Calais était l'objectif», conclut Nicolas Aubin.
Idée reçue numéro 4 : les Alliés étaient sûrs de réussir
(...) «Eisenhower est persuadé que les pertes seront énormes, pouvant aller jusqu’à 50% par endroits, et il envisage que toutes les plages ne soient pas prises dès le premier jour», relate Nicolas Aubin. (...) «En réalité, à part quelques unités d’élite, les Allemands ne disposent pas de si bonnes troupes. Celles-ci sont souvent plus jeunes ou plus âgées que les hommes du Débarquement et comptent parmi elles des étrangers venus d’Europe de l’Est, dont la loyauté est plus friable.» Surprises de la rapidité de leur succès - Omaha Beach mise à part - les troupes alliées sont euphoriques. «À cinq heures les Anglais prennent le thé, ce qui rend fous les Américains.» Mais le soulagement sera de courte durée, suivi par «deux mois de cauchemar dans le bocage»...
Idée reçue numéro 5 : Hitler est seul responsable de la débandade allemande le 6 Juin
«Nous allons perdre la guerre parce que notre glorieux Führer a pris un somnifère et ne doit pas être réveillé. Nous sommes les témoins de quelque chose que les historiens tiendront toujours pour improbable, pourtant cela est réel. Je me demande parfois de quel côté est Dieu.» Cette sentence désabusée, prononcée dans Le Jour le plus long par le général Blumentritt joué par Curd Jürgens, attribue à Hitler qui avait la haute main sur l’emploi des divisions blindées la responsabilité de l’échec allemand à repousser les Alliés à la mer. «Mais on n'est pas sûr qu'il dormait, nuance Nicolas Aubin. Des ordres arrivent de Berlin dès 8 heures du matin, ce qui suggère que quelqu’un est aux commandes.» De toute façon, «ces divisions n'auraient pas pu se mettre en route tellement plus tôt car elles n'étaient pas opérationnelles, plusieurs heures ont été nécessaires», ajoute-t-il.
Pourquoi cette mansuétude du Jour le plus long envers les généraux allemands qui, pour reprendre l’expression de Frédérique Ballion, apparaissent comme «socialement acceptables», sans aucune référence aux atrocités commises par les nazis ? Parce qu’en 1962, l’ennemi est devenu communiste, et que l’Ouest attend de l’Allemagne qu’elle encaisse le premier choc en cas de Troisième Guerre mondiale. «La coopération des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne pour le film symbolise la coalition contre le communisme international», analyse Frédérique Ballion. «Ce glissement idéologique conduit à dépeindre l'Allemand de manière moins négative.» Blumentritt joué par Curd Jürgens devient ainsi «l'archétype de l'allemand réévalué», poursuit la spécialiste du cinéma de guerre américain. «Les généraux allemands, auxquels les Américains ont fait appel pour mieux connaître l’armée soviétique après-guerre, ont eu l’opportunité d’écrire l’histoire : se présentant comme de bons professionnels de la guerre, ils se sont largement défaussés sur Hitler, relate Nicolas Aubin. Or Jean-Luc Leleu, historien de l'armée allemande, a bien mis en évidence que le 6 juin les officiers allemands n'ont pas été au niveau de leurs standards.» Pour une fois, ce sont les vaincus qui ont écrit l’histoire.
https://www.lefigaro.fr/histoire/debarquement-ces-5-croyances-qui-ont-la-peau-dure-20240605