Évincée du sommet des trois vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, la France du général de Gaulle a néanmoins arraché des gains dont elle bénéficie encore aujourd’hui. Grâce à deux coups de force.
La photo est une des plus iconiques de l’histoire du XXe siècle. De gauche à droite, Winston Churchill, Franklin D. Roosevelt et Joseph Staline posent sur des chaises en bois, la mine sérieuse, sinon renfrognée. Le premier ministre britannique, le président américain et le dirigeant de l’URSS, soit les trois grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale sont présents à Yalta, une station balnéaire de Crimée, le 11 février 1945. Depuis le 4 du même mois, ils sont réunis pour décider du sort de l’Allemagne nazie, en passe d’être vaincue, et plus largement de l’Europe. Mais un des principaux protagonistes de ces six dernières années manque à l’appel : Charles de Gaulle.
De Gaulle, «l’apprenti dictateur» pour Roosevelt
Il existait tout d’abord une réelle animosité entre Charles de Gaulle et Franklin D. Roosevelt. Plutôt du second vers le premier. Certains historiens américains estiment que le président des États-Unis considérait le général comme un «apprenti dictateur», car il s’était emparé du pouvoir sans aucun mandat. Au début des années 1940, les États-Unis nourrissaient d’ailleurs la ferme intention de faire de la France une puissance mineure à l’issue de la guerre, en soumettant notamment ses pouvoirs civils aux pouvoirs militaires américains. «Il faut se souvenir qu’à l’été 1944, après la Libération de Paris, Roosevelt était prêt à traiter avec Pierre Laval et les survivants de Vichy pour empêcher une transition démocratique vers De Gaulle», rappelle Éric Branca, grand spécialiste du gaullisme et notamment auteur de L’Ami américain, Washington contre de Gaulle (Perrin, 2017)*.
Cette inimitié sera attisée par le succès de De Gaulle, qui prend les commandes du pays à son retour à Paris, à rebours de tous les projets de Roosevelt. Mauvais perdant, celui-ci sera le dernier à reconnaître le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). À l’inverse, le général ne lui tiendra jamais rigueur de son comportement. Dans ses Mémoires de guerre, il dira que «si Roosevelt avait été mieux entouré et si lui-même avait eu mieux accès à lui, les deux hommes se seraient bien entendus», souligne Éric Branca.
Mais Roosevelt n’était pas le seul à rejeter la présence du chef d’État français. Joseph Staline considérait également que «la France avait été vaincue en un mois en 1940 et ne faisait donc pas partie des vainqueurs», indique l’historien. Quant à Churchill, il s’est toujours placé du côté des Français, car il lui fallait un allié en Europe, à l’heure où le continent était en passe de se retrouver pris en étau entre les deux mastodontes américain et soviétique. «En outre, Churchill voyait en De Gaulle un allié indispensable dans la lutte contre les projets américains de décolonisation du monde», ajoute Éric Branca. «Manque de chance : De Gaulle n’était pas colonialiste et estimait que tout ceci appartenait au passé».
En infériorité numérique, Churchill n’a donc jamais réussi, ni même réellement tenté, de faire inviter la France à Yalta. Amer, De Gaulle écrira plus tard dans ses Mémoires : «Qu’on s’abstint de nous inviter me désobligeait sans nul doute, mais ne m’étonnait aucunement». Lors de l’ouverture du sommet, il déclarera également : «Quant au règlement de la paix future, nous avons fait connaître à nos alliés que la France ne serait, bien entendu, engagée par absolument rien qu’elle n’aurait été à même de discuter et d’approuver au même titre que les autres».
Le débarquement de Provence et la libération de Strasbourg
Et pourtant, malgré son absence, la France est sortie parmi les vainqueurs de cette conférence. Ses revendications principales ne furent pas entendues : De Gaulle n’obtint pas la garde de la rive gauche du Rhin et du bassin de la Ruhr, qui aurait fait largement de la France la première puissance européenne grâce au charbon et à l’acier. L’indépendance des nations polonaise, tchécoslovaque, autrichienne et balkaniques, qu’exigeait le général, ne fut également qu’un éphémère projet. Mais la France hérita finalement de beaucoup plus : une zone d’occupation en Allemagne, au même titre que les Américains, les Soviétiques et les Britanniques, un siège au Conseil de contrôle allié pour l’Allemagne, qui gouvernerait provisoirement le pays, et enfin, le statut de membre permanent du futur Conseil de sécurité de l’ONU, qu’elle détient encore aujourd’hui.
Comment la France s’est-elle retrouvée dans cette position avantageuse, elle qui inspirait de la méfiance à Roosevelt et de la condescendance à Staline ? En février 1945, le pays «est en pleine renaissance et ne pèse pas lourd», souligne Éric Branca. Mais il a récemment signé deux coups de force qui suffiront à le hisser à la table des vainqueurs. D’abord, le débarquement de Provence, historiquement occulté par le débarquement de Normandie, mais qui vit 400.000 soldats, pour l’écrasante majorité français, reconquérir Toulon, Marseille, Lyon et tout l’est de la France avant d’opérer la jonction avec les armées alliées.
Mais aussi la libération et la garde de la ville de Strasbourg. Conquise de haute lutte en novembre 1944 par l’union des troupes du général de Lattre de Tassigny et de la 2e Division blindée du général Leclerc, la capitale alsacienne aurait pu rapidement retomber entre les mains allemandes. Car en janvier 1945, le général et futur président américain Dwight D. Eisenhower ordonne à De Gaulle «d’abandonner l’Alsace pour venir à la rescousse des Ardennes», en proie à l’une des plus grandes batailles de l’Histoire, explique Éric Branca. De Gaulle refuse, craignant des représailles terribles pour la population strasbourgeoise.
La querelle entre les deux hommes est très violente. Le «Grand Charles» menace de priver les troupes alliées du réseau SNCF, tandis que le général américain promet de couper les vivres. Finalement, Eisenhower finit par céder. Quelques semaines plus tard, Strasbourg servira «de base de départ pour se porter sur le Rhin, conquérir la Rhénanie et pousser jusqu’au Danube» rappelle Éric Branca. Deux jalons fondamentaux vers la fin de la guerre, sans lesquels la France n’aurait pas pesé. Et n’aurait peut-être pas figuré parmi les vainqueurs.
https://www.lefigaro.fr/histoire/80-ans-de-la-conference-de-yalta-pourquoi-la-france-a-gagne-gros-malgre-son-absence-20250204