mercredi 2 février 2011
Ce roman français que le général Petraeus a fait rééditer
Le commandant des forces alliées en Afghanistan a trouvé des leçons de stratégie dans «Les Centurions», livre de Jean Lartéguy sur les guerres d'Indochine et d'Algérie.
Un exemplaire du roman de Jean Lartéguy, Les Centurions, épuisé en langue anglaise et traitant des parachutistes en Algérie et en Indochine, peut atteindre les 1.700 dollars (un peu plus de 1.200 euros) sur Amazon.com. Ce simple fait pourrait expliquer sa réédition ce mois de janvier par Amereon LTD, pour un prix conseillé de 59,95 dollars. Mais lorsque j'ai passé un coup de fil à l'éditeur, Jed Clauss, il m'a fait savoir que l'argent n'était pas le motif principal: «Ecoutez, je suis un vieux monsieur», m'a-t-il dit. «Je suis à la fin de ma carrière d'éditeur. Je ne me lance plus que dans des projets qui m'amusent. Mais David Petraeus voulait que ce livre soit réédité. Alors je l'ai réédité.»
Il s’ agit bien du général David Petraeus, l'homme crédité du tournant de la guerre en Irak, aujourd'hui chef des troupes alliées en Afghanistan. J'ai lu la traduction de ce roman de 1960, qui bénéficiait, il y a encore peu, du statut de livre-culte au sein du personnel militaire –et je l'ai aimé. Mais après avoir discuté avec Clauss, je me suis posé cette question: «Pourquoi Les Centurions atteignent-ils des prix pareils et pourquoi ce livre plaît-il au stratège le plus influent de sa génération?».
Mon mari ayant servi sous les ordres de Petraeus en Irak, je suis parvenu à me procurer son adresse e-mail et je lui ai directement posé la question. Il m'a répondu, m'a demandé de féliciter mon mari puis a ajouté, de manière assez énigmatique: «Content de l'apprendre. Bons baisers de Kaboul –Dave Petraeus.» C'était tout. Avait-il délibérément ignoré la question? Ou, plutôt, avait-il lu mon mail en diagonale, et cru que je me contentais de l'informer de la reparution des Centurions? Quelle que soit la réponse, j'ai été ravi du «Dave».
Inspiré par le général Bigeard
Mais «Dave» ne m'avait pas répondu grand chose. J'ai donc tenté de répondre à cette question par moi-même. Et, tandis que je relisais cet épais roman historique, son intérêt m'est apparu de manière assez limpide. Le roman suit les aventures du lieutenant-colonel Pierre Raspéguy, qui doit transformer une unité militaire accoutumée à la guerre conventionnelle en une unité capable de remplir les missions plus complexes et plus délicates de la guerre de contre-insurrection. Les «centurions» auxquels le titre fait référence sont les soldats français de Raspéguy, un terme faisant naturellement référence aux officiers romains de l'Antiquité, qui, sur la fin de l'Empire, combattaient à sa périphérie tandis que l'empire s'effondrait de l'intérieur. Ça vous rappelle quelque chose?
Comme le général Marcel Bigeard, dont son personnage s'inspire clairement, Raspéguy se retrouve un temps dans un camp de prisonniers en Indochine où lui et ses soldats voient «leurs individualités trempées dans un bain de chaux vive» jusqu'à ce qu'il n'en subsiste plus que «le strict essentiel». Durant ce processus de «macération», Raspéguy et ses hommes en profitent pour étudier leur ennemi, le Viet-Minh. Ils prennent conscience que le Viet-Minh ne suit pas les règles conventionnelles de la guerre et motive ses partisans en s’appuyant surtout sur l’idéologie et son dogme. Il s’agit donc d’une force aussi politique que militaire, et vaincre un tel ennemi nécessite une nouvelle pensée, de nouveaux chefs et de nouvelles tactiques. «Pour cette sorte de guerre», songe Raspéguy, «il faut des hommes rusés et astucieux, capables de combattre loin du troupeau et qui font preuve d’esprit d’initiative… qui peuvent effectuer toutes les tâches, braconniers et missionnaires.»
Après un retour difficile en France, Raspéguy et sa compagnie sont envoyés en Algérie. Tandis que le reste de l’armée végète –confinée dans des garnisons, ne se souciant que du règlement et de l’opinion des hauts gradés–, Raspéguy et ses hommes réalisent qu’ils doivent «couper les rebelles de la population, qui leur fournit des informations et les nourrit. Alors seulement, nous pourrons combattre à armes égales».
Les chapitres qui se déroulent en Algérie sont assez similaires aux expériences de Petraeus en Irak. En 2005, alors qu’il devenait de plus en plus évident que les Etats-Unis étaient en train de perdre la guerre, Petraeus se fit l’avocat d’une nouvelle approche, celle de la contre-insurrection (ou COIN), qui diffère de la doctrine militaire traditionnelle en mettant l’accent sur le caractère plus politique que militaire de l’insurrection. En 2006, il supervisa la rédaction du nouveau Field Manual 3-24, la première mise à jour de la doctrine américaine de contre-insurrection depuis vingt ans et le seul manuel de l’armée à avoir fait l’objet d’une critique dans le New York Times. Le FM 3-24 donna à Petraeus le statut de «théoricien militaire», et fit basculer les priorités de la doctrine américaine de l’emploi bref, mais dévastateur, de la puissance de feu, à la patience et à l’adaptabilité, en insistant tout particulièrement sur l'adoption la plus rapide possible des leçons du terrain. Raspéguy aurait été enchanté.
Les similitudes entre Les Centurions et la stratégie actuelle de COIN ne sont pas accidentelles. On sait que Petraeus relit régulièrement des passages du livre et qu’il est également un disciple de Marcel Bigeard. Comme Greg Jaffe et David Cloud le font remarquer dans The Fourth Star (un ouvrage traitant des généraux Petraeus, Peter Chiarelli, George Casey Jr. et John Abizaid), Petraeus a correspondu avec Bigeard durant près de trois décennies et conserve une photo dédicacée du général sur son bureau.
Mais malgré toutes les leçons stratégiques que l’on peut tirer des Centurions, je pense que les militaires apprécient le livre pour des raisons essentiellement émotionnelles. Lartéguy a le don pour mettre en scène des situations psychologiques tendues qui font à la fois la part belle aux idéaux militaires (loyauté, commandement en première ligne, courage) et aux angoisses de la guerre. On lui attribue d’ailleurs l’invention du ressort scénaristique de la «course contre la bombe»: Raspéguy et sa compagnie capturent un chef rebelle qui connaît l’emplacement de quinze bombes qui doivent exploser dans différents magasins européens d’Alger dans exactement 24 heures et ils doivent, naturellement, obtenir cette information avant l’heure dite. De nombreux détails de cette scène, dont une horloge égrénant le temps qui reste, furent utilisés à plusieurs reprises dans la série télévisée 24 heures chrono.
Mais dans 24 heures chrono, la «course contre la bombe» est utilisée pour faire monter la tension dramatique et, diraient certains, pour justifier l’utilisation de «tous les moyens nécessaires» pour faire parler les terroristes. Dans Les Centurions, cette part de l’intrigue est avant tout psychologique et l’officier chargé de l’interrogatoire tente sincèrement d’éviter tout usage de la violence. Il tente de briser la résolution de son prisonnier en lui racontant sa propre expérience de la torture: «Tu ne tiendras pas le coup; et tu sauras alors ce que cela fait d’être un lâche et de devoir vivre avec cette lâcheté le restant de tes jours» (ce qui est, disons-le, bien plus sophistiqué et réaliste que ce que l’on nous raconte dans 24 heures chrono. Le héros de la série, Jack Bauer, aurait enduré deux ans de torture sans prononcer un mot). Si le personnage de Raspéguy finit par utiliser la pression physique, il le fait parce qu’il se laisse totalement submerger par ses propres émotions, une décision qui va causer un véritable traumatisme.
McChrystal, un personnage de Lartéguy
L’acuité du propos de Lartéguy dépasse le champ purement militaire et s’étend également aux relations entre la société et ses guerriers. Les parachutistes haïssent tout particulièrement les généraux ronds-de-cuir qui critiquent leur conduite sans avoir fait l’expérience de leurs souffrances et de leur dilemme moral. Lorsque les centurions apprennent qu’une procédure judiciaire va être intentée contre eux pour «cruauté excessive», Raspéguy déclare: «Maintenant qu’ils ne se chient plus dessus de trouille, ils nous envoient leurs petits carrés de papier.» Dans Les Centurions, le destin du combattant est celui de la fraternité avec ses compagnons d’armes —au détriment de tous les autres. Cette aliénation devient naturellement des plus sévères quand ces hommes rentrent chez eux. Comme Larteguy l’écrit:
«Le paradis dont ils avaient tant rêvé dans les camps de prisonniers se rapprochait lentement et avait déjà perdu de son attrait. Ils rêvaient d’un autre paradis: l’Indochine… ils n’étaient pas des fils accablés rentrant à la maison pour panser leurs plaies. Ils étaient des étrangers.»
Le général Petraeus semble avoir évité une déconvenue aussi extrême. Mais le général Stanley McChrystal, ancien commandant des troupes américaines en Afghanistan, semble sortir du moule de Larteguy. Il est manifeste que McChrystal a lu Les Centurions et qu’il a pu ressentir l’esprit de corps que Lartéguy décrit. Dans une de ses dernières grandes interviews, il a déclaré, dans les colonnes de The Atlantic:
«Au sein du JSOC [commandement intégré des opérations spéciales, ndlr], nous avions ce sens… de la mission, de la passion… appelez ça comme vous voulez. Les insurgés avaient une cause à défendre et nous l’inverse. Nous avions un haut degré de cohésion au sein des unités, comme dans Les Centurions.»
Il est également manifeste qu’il nourrit un profond ressentiment à l’encontre des étrangers à sa condition de militaire. Dans le portrait de Rolling Stone qui ruina sa carrière, il se moquait ouvertement des diplomates et des politiciens qui entendaient se mêler de cette guerre –râlant en recevant un e-mail de Richard Holbrooke (qu’il compare à un animal blessé) et racontant qu’il venait de se faire «baiser» et allait devoir assister à un dîner avec des ministres français.
Lors de sa parution en France en 1960, Les Centurions fut un succès de librairie avec plus de 450.000 exemplaires vendus, et permit à Jean Lartéguy de se tailler un nom dans l’ édition. Les avis sur ses mérites littéraires varièrent. Aux Etats-Unis, lorsqu’il fut publié en anglais peu après, les opinions furent clairement négatives. Le Harvard Crimson le décrivit comme «un très mauvais roman» et le New York Times écrivit qu’il «était impossible de suivre qui était qui et plus encore de s’y intéresser». Mais alors que nous entrons dans la dixième année du conflit en Afghanistan, que nous débattons des mérites de la COIN et que nous voyons s’accroître le fossé entre la société civile et ceux qui font la guerre en son nom, ce livre semble d’une troublante acuité. Les soldats utilisent une phrase toute faite pour décrire ceux qui n’ont jamais combattu en les désignant comme des gens n’ayant jamais «entendu un coup de feu tiré sous le coup de la colère». Il est impossible de comprendre l’impact émotionnel du combat sans l’avoir vécu, mais la lecture des Centurions en est un très bon substitut.
http://www.slate.fr/story/33521/petraeus-larteguy-centurions-roman-guerre
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