dimanche 20 janvier 2008

La Fayette, voilà tes maires !

La Fayette, voilà tes maires !
LE MONDE | 27.12.07 |


En cette froide matinée de décembre, ils ont remonté avec hésitation les allées de tilleuls du parc qui protège l'entrée du cimetière parisien de Picpus. Puis, ils se sont pressés autour de la tombe, flanquée des drapeaux américain et français. Avec leurs conjoints, ils se sont mutuellement photographiés, tout en déchiffrant avec peine l'inscription sur la pierre tombale : "La Fayette, lieutenant-général, membre de la Chambre des députés, né à Chavaniac, Haute-Loire, le 6 septembre 1757, marié à M. A. F. de Noailles le 11 avril 1774, mort à Paris le 20 mai 1834."



Chris Berry, du Colorado, Dan Coody, de l'Arkansas, Joey Durel, de Louisiane, Carol Federighi, de Californie, Jim Newberry, du Kentucky, Mark Olson, de New York, Michael Krajovic, de Pennsylvanie, et Joe Morton, de Géorgie, ont pour héritage commun le "marquis" : les villes dont ils sont les maires s'appellent "Fayetteville" ou "Lafayette", comme quarante localités, sept comtés et une montagne aux Etats-Unis.

Ils ont traversé l'Atlantique, en cette fin d'année marquant le 250e anniversaire de la naissance du "héros des Deux Mondes", parce qu'ils savent que l'homme "qui galope dans les siècles à venir" représente une part de leurs racines et du patrimoine de l'Amérique. Ils sont émus. Cela se voit lorsqu'ils déposent une gerbe de fleurs sur la pierre fendillée, puis pendant la minute de silence.

Mais ils sourient aussi de contentement, imaginant l'effet que produira, sur leur bureau municipal, cette photo où ils apparaissent devant la tombe, entourés de Gilbert, comte de Pusy La Fayette, dernier du nom, et de Sabine Renault-Sablonière, tous deux descendants du fils de Gilbert du Motier, marquis de La Fayette. L'émotion aidant, il n'était pas déplacé que l'un d'eux lance le célèbre "La Fayette, nous voilà !", prononcé au même endroit, le 4 juillet 1917, par le capitaine Stanton, au nom du général Pershing, qui se savait piètre orateur.

Depuis, à chaque fête nationale américaine, le 4 juillet, l'ambassadeur des Etats-Unis vient changer le drapeau américain sur la tombe du "fils spirituel de George Washington", seul Français à avoir été fait citoyen d'honneur des Etats-Unis, en 2002. En trois jours, les "maires La Fayette" sont allés de découverte en découverte : celle de la France et du "Vieux Monde" européen pour certains d'entre eux, celle de ce personnage historique dont ils ont compris, au-delà du grand magasin, de la rue et de l'hôtel qui portent son nom à Paris, que s'il est un héros immaculé outre-Atlantique, son souvenir éveille encore des passions dans le pays qui l'a vu naître.

Peu à peu, lors d'un dîner de gala au château de Vincennes, au fil d'un colloque au Sénat sur la "modernité de La Fayette" organisé par Mme Renault-Sablonière et la French American Foundation, ils ont approché la personnalité complexe de celui qui, comme l'a rappelé le président Nicolas Sarkozy devant le Congrès des Etats-Unis, le 7 novembre, a inventé avec George Washington "les idéaux de liberté et de démocratie". La Fayette, ils l'ont compris, est une icône bien commode pour apaiser, de manière récurrente, le feu des relations franco-américaines...

Qu'importe si, de l'aveu de Jim Newberry, "à Lexington, on parle davantage de l'état des routes que des relations avec la France". Pour lui, le "marquis" est "un lien formidable pour améliorer nos relations économiques avec votre pays". L'arrière-grand-père de Dan Coody s'appelait "Marquis de Lafayette-Coody", et Michael Krajovic explique que, si l'Amérique "a besoin de la vision altruiste de La Fayette", c'est parce qu'elle "a perdu sa boussole".

Devisant ainsi, les "maires La Fayette" déambulent dans les allées du cimetière comme s'ils remontaient, au gré des tombes aristocratiques, l'histoire de France : de Montmorency, de Polignac, de Rohan-Chabot, de La Rochefoucauld, puis la lignée des Noailles... Le très disert Guillaume de Chabot, "conservateur-jardinier" de Picpus, leur montre le sol de la fosse commune qui jouxte la tombe de La Fayette, où reposent les corps de 1 306 suppliciés de la guillotine. Dans la chapelle veillée par les soeurs de la Congrégation des Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie, chaque victime de la Terreur dispose d'une plaque gravée à son nom. Dans cette liste figurent plusieurs membres de la famille d'Adrienne de La Fayette. Lorsqu'elle mourut, le 24 décembre 1807, elle souhaita être enterrée à Picpus, dans ce cimetière où Gilbert, à sa mort, avait voulu aussi reposer, son cercueil recouvert de terre américaine. Inspirés par le lieu, les "maires La Fayette" comprennent mieux le sens - et aussi l'inanité - de cette polémique très parisienne sur le transfert au Panthéon des cendres du "marquis". Le chef de l'Etat est, dit-on, favorable à la "panthéonisation", mais celle-ci irait contre les voeux des héritiers du nom, et contre l'Histoire : La Fayette, c'est Picpus, et vice versa. Jean-Noël Jeanneney, Pierre Bercis et Gonzague Saint-Bris ont récemment ferraillé sur le sujet, le premier, hostile au transfert, estimant que le général "n'a jamais été républicain".

La vérité est que l'ancien commandant de la Garde nationale était un "monarchien" révolutionnaire. Cette attitude ambivalente lui a valu bien des ennemis, au premier rang desquels Robespierre, Marat et Danton, qui l'ont éreinté... Mais l'homme qui estime que "l'insurrection est le plus saint des devoirs", qui stigmatise un "roi tout-puissant", demande que la Déclaration des droits soit placée en tête de la Constitution, et présente à la ville de Paris la cocarde tricolore "qui fera le tour du monde", ne peut avoir été seulement l'avocat trop crédule d'un "roi-citoyen".

Réduire La Fayette au jugement que Mirabeau portait sur lui, c'est accepter, pour reprendre le mot de Gouverneur Morris, ambassadeur des Etats-Unis à la chute de Louis XVI, que "la vertu sera toujours souillée par le vice". Certes, pour La Fayette, le mot "liberté" a davantage pesé que celui d'"égalité", et la révolution américaine était pour lui plus romanesque et plus pure que la Révolution française, "souillée de crimes". Toujours est-il qu'en France, a souligné l'historienne Evelyne Lever, "il semble jouir d'un éclat un peu faux et d'une popularité surfaite".

Aux Etats-Unis, c'est différent : ce qui fait "le succès presque immédiat de ce jeune homme de 20 ans", en 1777, a rappelé Laurent Ferri, conservateur à la Cornell University Library, c'est notamment son dévouement et son courage physique, le fait qu'il accepte de servir sans commandement, et son "coup de foudre avec Washington". Cela, les "maires La Fayette" le savent. Ils ignorent en revanche que les révolutionnaires américains du XVIIIe siècle ont plutôt incité La Fayette, en 1789 comme en 1830, à ne pas opter pour la République.

Dan Coody, Jim Newberry et leurs homologues ont, avec le "héros des Deux Mondes", un autre rendez-vous, fixé par Benedict Donnelly, président de l'association Hermione-La Fayette : en 2012, la réplique de la frégate Hermione, qui a débarqué le "marquis" à Boston, le 27 avril 1780, cinglera de nouveau vers l'Amérique.

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