Alors que s’aggravent sans cesse les ravages sociaux de la crise économique, les Etats et les municipalités ne font rien pour aider les plus démunis. Pis, ils s’acharnent contre eux.
Journaliste et essayiste, Barbara Ehrenreich a écrit plus d’une quinzaine d’ouvrages, pour la plupart consacrés à la paupérisation de la population aux Etats-Unis, notamment L’Amérique pauvre : comment ne pas survivre en travaillant et, plus récemment, On achève bien les cadres, deux essais publiés en France chez Grasset. Son dernier livre, This Land is Their Land (Ce pays leur appartient), qui décrit l’élargissement du fossé entre les riches et les pauvres, est sorti aux Etats-Unis en juin 2008. Il n’a pas encore été traduit en français.
Contre toute logique, la criminalisation des pauvres s’accélère alors même que la récession génère de plus en plus de pauvreté. Voilà la conclusion à laquelle aboutit une récente étude du National Law Center on Homelessness and Poverty, une association de juristes luttant contre l’exclusion sociale. Selon cette analyse, le nombre d’ordonnances s’attaquant à la pauvreté publique a augmenté depuis 2006, de même que les contraventions et les arrestations sanctionnant les infractions les plus mineures, comme traverser la chaussée en dehors des passages piétonniers, jeter des détritus sur la voie publique ou tenir à la main une bouteille d’alcool ouverte.Le rapport dresse une liste des dix villes les plus sévères des Etats-Unis – Honolulu, Los Angeles et San Francisco figurant dans les premiers rangs –, mais de nouvelles concurrentes émergent chaque jour. Le conseil municipal de Grand Junction, dans le Colorado, envisage d’interdire la mendicité et la ville de Tempe, dans l’Arizona, a mené une grande campagne de répression contre les indigents à la fin du mois de juin. Mais comment reconnaît-on un indigent ? Selon un texte de loi en vigueur à Las Vegas, il s’agit de “quelqu’un qui, aux yeux d’une personne ordinaire douée de toute sa raison, serait en droit de demander ou de recevoir” une aide publique. Ce pourrait donc être moi le matin, avant mon brushing et ma touche d’eye-liner salvatrice, et c’est sans conteste Al Szekely, à toute heure du jour et de la nuit. Cet homme grisonnant de 62 ans, blessé par balle à la colonne vertébrale au Vietnam en 1972, est, depuis, cloué sur un fauteuil roulant et passe le plus clair de son temps sur la G Street, à Washington. Il a connu le luxe d’avoir un lit et un toit jusqu’au mois de décembre 2008, quand la police s’est introduite dans son foyer pour sans-abri au milieu de la nuit, à la recherche d’hommes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt. Il s’est avéré que M. Szekely, un homme de foi qui ne boit pas, ne se drogue pas et ne profère jamais de grossièretés devant une femme, était effectivement sous le coup d’un mandat d’arrêt, car il ne s’était pas présenté devant le tribunal pour répondre de l’accusation de “violation de la loi” (au motif qu’il avait dormi sur un trottoir d’une banlieue de Washington). En conséquence, il a été jeté en prison. “Vous imaginez ?” s’offusque Eric Sheptock, l’avocat de M. Szekely. “Ils ont arrêté un homme sans-abri dans un foyer justement parce qu’il était sans abri.” L’arrestation d’Al Szekely l’a amené à franchir une étape de plus dans sa descente aux enfers. Pendant qu’il était derrière les barreaux, il a perdu sa place en foyer. Aujourd’hui, il dort à côté du Verizon Center, où au harcèlement des agents de sécurité vient s’ajouter celui des moustiques. Ses bras décharnés sont criblés de croûtes, qu’il est réduit à gratter frénétiquement. Une spirale infernale qui mène du berceau à la prison Pour ceux qui possèdent encore un toit au-dessus de leur tête, il y a deux voies royales vers la criminalisation : l’endettement et la couleur de peau. Personne n’est à l’abri des dettes. Souvent, la spirale s’amorce lorsqu’un créancier saisit un tribunal pour vous convoquer et que, pour une raison quelconque (vous n’avez jamais reçu de courrier ou votre adresse a changé), vous ne vous rendez pas à cette convocation. Dès lors, vous êtes coupable d’outrage à la cour. Ou alors, supposons un instant que vous ayez omis de régler une facture et, avant que vous ayez pu vous en apercevoir, votre assurance auto expire. A ce moment-là, vous êtes arrêté par la police pour, disons, un phare défectueux. En fonction de l’Etat dans lequel vous vous trouvez, soit votre véhicule est envoyé à la fourrière, soit vous écopez d’une contravention exorbitante – et de nouveau, vous risquez d’être convoqué devant un tribunal. “Lorsque l’engrenage est enclenché, rien ne l’arrête”, commente Robert Solomon, de la Yale Law School. Mais la plus sûre manière d’être incriminé pour le fait d’être pauvre, c’est, de loin, d’avoir la mauvaise couleur de peau. Lorsqu’un célèbre professeur – comme Henry Louis Gates Jr. – est victime de délit de faciès, les cris d’indignation fusent de toutes parts. Mais, depuis des dizaines d’années, des communautés entières sont discriminées en raison d’une combinaison douteuse : être à la fois pauvre et basané. C’est l’effet des politiques sécuritaires telle celle dite de la “vitre brisée”, selon laquelle des petites détériorations de l’espace public encouragent le vandalisme, ou encore celui de la politique de “tolérance zéro”, popularisée par Rudy Giuliani, lorsqu’il était maire de New York. Vous jetez un mégot dans un quartier où la population est bigarrée et la présence policière renforcée ? Vous voilà coupable de dégradation de la voie publique. Vous portez un tee-shirt d’une certaine couleur ? C’est forcément un signe d’allégeance à un gang. Rien qu’en vous baladant dans un quartier louche, vous pouvez devenir un suspect potentiel. Et il n’y a pas d’âge minimal pour être aspiré parce que le Children’s Defense Fund appelle “la spirale menant du berceau en prison”. A New York, un adolescent qui rend visite à un ami dans un logement social sans avoir ses papiers d’identité peut être accusé de violation de propriété et finir dans un centre de détention juvénile. Ces derniers mois, de plus en plus de villes ont décidé de verbaliser les adolescents traînant dans la rue pendant les heures d’école. A Los Angeles, l’amende pour absentéisme est de 250 dollars [176 euros] ; à Dallas, elle peut atteindre 500 dollars [353 euros] – des sommes astronomiques pour des gens qui vivent sous le seuil de pauvreté. Selon la Bus Riders Union, le syndicat des usagers des autobus de Los Angeles, en 2008, 12 000 écoliers ont été verbalisés pour absentéisme. Mais pourquoi la Bus Riders Union s’intéresse-t-elle à la question ? Parce qu’elle estime que 80 % des jeunes accusés de faire l’école buissonnière, en particulier noirs et latinos, étaient tout simplement en retard, étant donné que les bus bondés passent devant eux sans s’arrêter. A Los Angeles, des gens m’ont avoué qu’ils préféraient garder leurs enfants à la maison lorsqu’il y avait le moindre risque qu’ils arrivent en retard. Ainsi, cet ingénieux programme de lutte contre l’absentéisme dissuade des parents d’envoyer leur progéniture à l’école. Le principe de cette politique ? réduire le financement des services pouvant aider les pauvres et renforcer parallèlement les mesures punitives : assécher les budgets des écoles et des transports publics, puis rendre l’absentéisme illégal ; fermer des logements sociaux, puis déclarer qu’être sans abri est un crime ; harceler les vendeurs à la sauvette quand les emplois se font rares. Parmi les conséquences de ce phénomène, notre taux d’incarcération vertigineux, le plus élevé du monde. Aujourd’hui, il y a autant d’Américains, à savoir 2,3 millions, qui vivent en prison que dans des logements sociaux. Avec le temps, ces derniers, du moins les rares qui restent, ressemblent d’ailleurs de plus en plus à des centres de détention, leurs habitants subissant des contrôles antidrogue et des descentes de police aléatoires. 45 millions d’américains vivent dans la pauvreté. Certains responsables de communautés pauvres des quatre coins du pays croient savoir pourquoi la politique de “tolérance zéro” gagne du terrain depuis le début de la récession. Selon Leonardo Vilchis, de l’Union de Vecinos, une organisation locale de Los Angeles, “les pauvres sont devenus une source de revenus” pour les villes exsangues et la police finit toujours par trouver une quelconque infraction justifiant une amende. Si tel est le cas, cette stratégie de collecte de fonds est singulièrement insensée. La criminalisation galopante de la pauvreté ne pouvant déboucher que sur une augmentation de la population carcérale, qui devient impossible à financer, cette contradiction nous poussera-t-elle à rompre le cycle infernal qui relie pauvreté et punition ? Comme le nombre d’Américains vivant dans la pauvreté augmente (selon les estimations, ils seraient aujourd’hui de 45 à 50 millions, contre 37 millions en 2007), quelques Etats commencent à se montrer plus souples vis-à-vis de la petite délinquance. Par exemple, ils envoient les personnes ayant enfreint la législation sur les stupéfiants vers des centres de soin plutôt qu’en détention, ils raccourcissent la durée de mise à l’épreuve ou emprisonnent moins souvent les personnes accusées d’infractions “techniques” – celles qui ne se sont pas présentées à une convocation devant un tribunal, par exemple. D’autres, au contraire, durcissent leur politique : non seulement ils multiplient le nombre de “crimes”, mais ils punissent également les prisonniers en leur faisant payer le logement et la nourriture. Ainsi, à leur libération, ces derniers se trouvent endettés au point de retomber dans la spirale de la délinquance.Peut-être n’avons-nous pas les moyens de mettre en œuvre les mesures qui endigueraient la pauvreté croissante aux Etats-Unis (logements sociaux, écoles de qualité, transports publics fiables). Cependant, je suis convaincue du contraire. Mais, pour l’instant, je me satisferais du consensus suivant : reconnaissons que si nous n’avons pas les moyens d’aider vraiment les pauvres, nous n’avons pas non plus ceux de continuer à les tourmenter.
Courrier intl'
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire