Télés américaines : 75 taupes du Pentagone démasquées/ par Doug Ireland
Pendant six longues années, le Pentagone a délibérement intoxiqué et manipulé les médias qui couvraient la guerre en Irak. Objectif : influencer l’opinion publique américaine. Doug Ireland revient dans le détail sur ce scandale encore tabou aux Etats-Unis.
C’est une histoire digne d’un roman de George Orwell. Entre 2002 et la fin avril 2008, le Pentagone a fait infiltrer toutes les grandes chaînes de télévision américaines par 75 gradés de l’armée à la retraite. Tous avaient été embauchés par ces médias comme analystes et c’est l’ancien secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, qui a initié ce vaste programme d’intoxication. Si la Maison Blanche occupée par George W. Bush suivait de près le travail des taupes du Pentagone, Rumsfeld avait explicitement interdit à ses hommes de révéler aux chaînes de télévision qu’ils faisaient partie de cette opération.
C’est finalement le New York Times qui a vendu la mèche le 20 avril 2008 . Hélas, aucune des chaînes dupées par le Pentagone, y compris CNN, NBC, CBS, ABC et Fox News, n’ont pris la peine d’en faire état. Même si leurs téléspectateurs ont copieusement été bernés pendant des années. Beaucoup de ces « analystes militaires » partageaient l’idéologie des néo-conservateurs qui n’étaient autres que les plus proches conseillers de Donald Rumsfeld.
Pour récompenser ceux qui vendaient la soupe du Pentagone dans les médias, l’administration américaine ne lésinait pas sur les moyens, quitte à flatter l’égo de tous ces hommes au travers de traitements de faveur : briefings top secrets par les plus hautes instances militaires sur tous les aspects de la guerre en Irak et notamment sur les sommes d’argent faramineuses dépensées. Selon le New York Times, les taupes avaient aussi droit à des « escortes militaires en tenue de cérémonie jusque dans la salle de conférences privée de Rumsfeld, au meilleur service en porcelaine pour leurs goûters, à la sollicitation des conseillers, aux petites notes de remerciement chaleureuses et personnalisées signées de la main de Rumsfeld et à des rappels constants de leur devoir envers le pays. »
Le Pentagone savait pertinemment que les chaînes de télévision rémunéraient ces taupes entre 500 et 1 000 dollars par intervention. La somme variait en fonction du nombre de minutes passées à l’antenne et il n’était pas rares que ces « analystes » aient droit à plus de temps que les reporters attitrés de ces chaînes, au point de squatter les écrans. Pour faire illusion, ils mettaient en avant des « informations fraîches » qu’ils disaient détenirNew York Times de « sources hautement placées » mais anonymes du Pentagone. Mais ces « informations » soigneusement préparées par les crânes d’oeufs de Donald Rumsfeld étaient souvent truquées ou fausses. De surcroît, ces salades étaient toujours livrées aux téléspectateurs sur un ton optimiste. Ridicule quand on sait que la guerre en Irak, toujours en cours, a d’ores et déjà duré plus longtemps que la Deuxième Guerre Mondiale.
8000 pages de documents internes
Ce que le New York Times décrit comme des « relations symbiotiques » entre ces anciens militaires et le Pentagone montre qu’en réalité tout ce beau monde était soudé par de juteux contrats. En effet, les taupes travaillaient par ailleurs comme lobbyistes, dirigeants, consultants, membres de conseils d’administration de sociétés privées qui cherchaient à tirer profit de la manne de plusieurs centaines de milliards de dollars dépensées par l’administration Bush dans sa « croisade » contre le « terrorisme » en Irak et en Afghanistan. Le tout, répétons-le, à l’insu des chaînes de télévision et de leurs téléspectateurs.
Dans leur ensemble, les taupes représentaient environ 150 entreprises militaires du secteur privé. Le Pentagone n’avait pas choisi ces messieurs par hasard (Rumsfeld a approuvé chaque nom personnellement) et les tenait bien en laisse. Si ces commentateurs s’aventuraient à émettre à l’antenne la moindre critique à l’encontre de la politique de Bush ou ne suivaient pas à la lettre la ligne de propagande fabriquée sur mesure pour eux, ils étaient illico exclus du cercle des privilégiés. Et dans la course aux contrats d’armement et de sécurité, l’accès à l’information et aux décideurs politiques est fort prisé, voire essentiel. La seule menace d’une hypothétique exclusion suffisait donc à leur faire défendre la guerre en Irak comme le Pentagone l’entendait.
Les 8 000 pages des documents internes de ce même Pentagone qui ont alimenté l’enquête du New York Times sont dorénavant disponibles sur internet. Soit dit en passant, elles révèlent aussi que beaucoup de quotidiens et de magazines ont également été victimes de cette manipulation, à commencer par le Times qui a publié neuf articles prétendument écrits par ces « experts » sans savoir que ceux-ci étaient téléguidés par le Pentagone.
Mais une étude réalisée par le Projet pour l’Excellence dans le Journalisme de la respectée Fondation Pew a révélé que, dans la semaine suivant la parution de l’enquête du Times sur cette vaste duperie, sur les 48 principaux médias passés au crible, seul le journal télévisé de la chaîne publique PBS avait consacré un reportage au scandale. A titre de comparaison, à la même période, on recensait 50 reportages sur une secte polygame au Texas ! Jusqu’à aujourd’hui, aucune des grandes chaînes privées qui se sont fait enfumées par le Pentagone n’ont pipé mot sur l’opération d’intoxication dont elles ont été victimes. NBC peut éventuellement arguer du fait qu’elle appartient au conglomérat General Electric, un important fournisseur militaire. mais quid des autres ?
Eisenhower avait vu venir le scandale
Une semaine après les révélations du New York Times, le Pentagone a annoncé qu’il mettait fin à cette entreprise de manipulation de l’opinion publique, confirmant ainsi la véracité des informations du quotidien. En dépit du fait que ce programme soit totalement illégal (la propagande gouvernementale dissimulée de ce type et qui cible les citoyens américains a été interdite par des lois successive du Congrès depuis 1951), aucune commission du Congrès n’a indiqué qu’une enquête avec des séances publiques était prévue. Il est pourtant nécessaire qu’un procureur indépendant du même acabit que celui que le Congrès, alors contrôlé par le Parti Républicain, avait désigné pour enquêter sur Bill Clinton avec pour résultat « l’impeachment » du Président Clinton en 1998, soit nommé pour appeler les responsables de ce programme secret à la barre. Mais les Démocrates qui ont aujourd’hui la main haute sur le Congrès ont peur de s’attirer les foudres de toutes ces grandes chaînes de télévision embourbées dans ce scandale.
La morale de cette histoire sordide se trouve dans le célèbre discours de fin de mandat du président Eisenhower. C’était en 1961. Eisenhower avait été le commandant suprême des Alliés en Europe pendant la Deuxième Guerre Mondiale et connaissait la musique. Avant de quitter la présidence, il avait alors mis en garde les États-Unis contre les dangers du « complexe militaro-industriel » en ces termes : « cette conjonction entre un immense establishment militaire et une importante industrie privée de l’armement est une nouveauté dans l’histoire américaine. (…) Nous ne pouvons ni ignorer, ni omettre de comprendre la gravité des conséquences d’un tel développement. (…) nous devons nous prémunir contre l’influence illégitime que le complexe militaro-industriel tente d’acquérir, ouvertement ou de manière cachée. La possibilité existe, et elle persistera, que cette influence connaisse un accroissement injustifié, dans des proportions désastreuses et échappant au contrôle des citoyens. » Malheureusement, c’est chose faite aux Etats-Unis. Depuis longtemps.
http://www.bakchich.info/article3787.html
Article en anglais: http://www.nytimes.com/2008/04/20/washington/20generals.html?_r=2&oref=slogin&oref=slogin
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