jeudi 14 janvier 2010

Les vertus méconnues du modèle français

Paul Cohen | Dissent

Alors que la récession bat toujours son plein, l’heure est revenue pour les journaux américains de s’en prendre aux Français. Quand, en février 2009, le Washington Post s’est hasardé à soutenir l’intervention étatique, il s’en est presque excusé, s’empressant de rappeler à ses lecteurs qu’il partageait leur dégoût pour toute planification à la française. “Les rumeurs de nationalisation des banques terrorisent la Bourse, ce que l’on peut comprendre : l’idée même est tellement, disons, française.” Roger Cohen (aucune parenté avec l’auteur) a asséné le coup de grâce dans The New York Times.


L’Amérique, scandait le journaliste, doit puiser dans son esprit d’entreprise, son désir naturel d’agir, pour trouver sa propre voie. “J’aime la France, mais je ne tiens pas à ce qu’il y en ait deux, surtout pas si l’une des deux se trouve aux Etats-Unis”, expliquait-il. La France que dépeignent ces auteurs est aisément identifiable pour un public américain. C’est le pays de la bureaucratie étouffante et de la fiscalité écrasante, de l’industrie nationalisée inefficace et du gigantesque secteur public financé par le contribuable, le pays des grèves et des perturbations, de l’emploi garanti à vie ; où vivent ces Français qui aiment s’amuser, formidables quand il est question de vin ou de séduction, mais qui, dès qu’il s’agit du rude monde des affaires, ne sont ni assez entreprenants ni assez travailleurs ; trop attachés à leurs longues vacances, leurs courtes semaines ouvrées, leur retraite précoce, trop dépendants des généreuses subventions d’un Etat providence boursouflé pour pouvoir s’en passer.


Cette France est dans une large mesure imaginaire. Aujourd’hui, le pays est la cinquième économie du monde : soumise à la concurrence au sein de l’Union européenne et à des réglementations commerciales plus strictes que celles en vigueur aux Etats-Unis, elle n’en attire pas moins les capitaux internationaux, au point d’être le troisième bénéficiaire mondial d’investissements étrangers directs. Ses salariés sont plus productifs à l’heure que leurs homologues américains, et moins syndiqués. Abritant la cinquième plus puissante place boursière de la planète, la France, avec ses écoles d’ingénieurs réputées, a déployé des armées de prodiges des maths et d’économistes dans les banques d’investissement de New York et Londres, pour développer les stratégies commerciales et les produits dérivés exotiques qui ont contribué à nous mettre dans la panade que nous connaissons aujourd’hui. Pour le meilleur et pour le pire, la France “socialiste” est pleinement intégrée dans l’économie capitaliste mondiale.


Depuis la Libération, la planification française a remporté des succès nettement plus éclatants que ses détracteurs néolibéraux ne veulent bien l’admettre. L’Etat s’est servi de la planification comme d’un outil flexible pour restructurer des entreprises et sauver des emplois, créer de nouvelles industries à partir de rien et favoriser le développement de l’emploi, pour atténuer l’impact de la désindustrialisation sur les ouvriers et les municipalités, et orienter la politique des transports et de l’énergie vers des solutions plus durables. Alors que les Etats-Unis se débattent en quête d’un nouveau cap économique, les Américains pourraient faire pire que s’intéresser de près à la France. Si l’on prenait au sérieux les effets d’un plus grand rôle dévolu à l’Etat, peut-être entamerait-on une discussion non seulement sur la justice sociale, mais aussi sur l’efficacité. Il est temps que cette discussion ait lieu.


La France est loin d’avoir eu le plus lourd déficit public d’Europe en 2009. Avec un déficit budgétaire de l’ordre de 8 % du PIB, elle fait certes moins bien que l’Allemagne (3,7 %) et l’Italie (5,3 %), mais mieux que l’Espagne (9,5 %) et le Royaume-Uni (12,6 %). De son côté, l’institut Harris a sondé le moral de la population dans plusieurs pays occidentaux. “Quelle que soit la question posée, les Français se sont presque toujours montrés les plus pessimistes”, relève le Financial Times. Les Français sont 44 % à trouver que leur niveau de vie s’est dégradé au cours de la décennie écoulée (contre 31 % en Allemagne, 33 % aux Etats-Unis et 37 % en Espagne). Ils sont 75 % à penser que l’Etat fera moins pour eux, d’un point de vue financier, pendant la décennie à venir (contre 54 % aux Etats-Unis, 68 % en Allemagne)

http://www.courrierinternational.com/article/2010/01/14/les-vertus-meconnues-du-modele-francais

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