Vous êtes-vous jamais demandé ce que Napoléon aurait pensé des banlieues ? Comment Talleyrand aurait géré la crise du Pakistan ? Probablement pas. Le passé est mort et enterré. Traversez l'Atlantique. Le passé est présent. Les Américains l'interrogent. Comment feraient les Pères fondateurs aujourd'hui ? "Chercheraient-ils à répandre la démocratie dans le monde" ? "Professeraient-ils le créationnisme" ? "Seraient-ils favorables à la peine de mort" ?
Depuis quelques années, les Américains sont pris de ferveur pour leurs fondateurs. "On se dit que, si quelqu'un est censé savoir comment les Etats-Unis devraient fonctionner, cela ne peut être qu'eux", explique l'historien conservateur Richard Brookhiser, qui vient de publier un livre (What Would The Founders Do ?) répondant aux questions ci-dessus et à d'autres parfaitement saugrenues. Plusieurs dizaines de livres ont été publiés sur les héros de l'Indépendance. La plupart sont des succès de librairie. On y trouve les questionnements de la fin du XVIIIe et leur écho dans le débat d'aujourd'hui : la religion et l'Etat, le pouvoir exécutif et ses limites. Les premières lois d'exception datent de 1798, deux cents ans avant le Patriot Act. Les ennemis étrangers de l'époque étaient les Français (le "freedom fighter" La Fayette était déjà reparti à Paris et pas encore revenu pour sa tournée triomphale de 1824).
Jusqu'ici, les fondateurs étaient des statues gravées dans le marbre. On les redécouvre mortels, vindicatifs, ambitieux. En campagne pour l'élection de 1800, Jefferson finançait en sous-main des pamphlets calomnieux contre ses adversaires. Même le "mouton noir" Aaron Burr a fait l'objet de deux biographies. Burr était un vice-président de choc. En 1804, il a tué l'ancien ministre des finances Alexander Hamilton dans un duel.
L'époque était aux intrigues, à la création des partis. Les commentateurs d'aujourd'hui sont envieux. Comment les fondateurs ont-ils fait, à une époque de polarisation pareille, pour réussir à mettre en place des institutions inédites quand le 110e Congrès élu n'arrive même pas à réformer l'assurance-santé ?
Alexander Hamilton, un génie de la finance, était le "fondateur oublié". Les années Bush l'ont réhabilité. Alors que Jefferson rêvait d'agriculture, Hamilton voyait une puissance industrielle et bancaire, avec un gouvernement fort. Il est devenu pour la droite ce que Jefferson est aux démocrates : "Le père de l'Amérique moderne". Les "hamiltoniens" - dont David Brooks du New York Times - sont favorables à la loi du marché, mais ils estiment que le gouvernement doit fournir aux individus les moyens de s'y intégrer. Ce sont les nouveaux républicains.
Dans un pays qui se passionne autant pour l'immédiat, ce retour sur le passé est quasiment inquiétant : quel est ce soudain questionnement ? Est-ce un signe de déclin ? De vieillissement ? Peut-être est-ce surtout un effet du bouillonnement actuel. Ebranlés par les années Bush, les Américains cherchent des réponses, autant qu'ils se cherchent. Ils reviennent aux origines, comme le font ceux qui ne savent plus tout à fait qui ils sont. L'heure est à la re-création.
Le revival des Pères fondateurs n'a pas échappé à la campagne électorale. Ouvre-t-on sa télé à Des Moines, dans l'Iowa ? Voilà Mike Huckabee, le populiste baptiste (et bassiste), qui affirme que les fondateurs étaient "pro-life", c'est-à-dire contre l'avortement. N'est-ce pas ce que Jefferson a "voulu dire", demande benoîtement le pasteur, lorsqu'il a écrit que "tous les hommes ont été créés égaux" ? Les conservateurs essaient d'ancrer leur religion dans la Fondation. Non sans succès : 55 % des Américains croient que la Constitution de 1787 a instauré une "nation chrétienne". C'est inexact. Dieu ne figure pas dans le texte. "Les fondateurs auraient trouvé la religiosité de notre vie politique moderne tout à fait odieuse", affirmait fin décembre 2007 le chroniqueur David Ignatius.
A des degrés divers, les candidats proposent de changer le "système". Le républicain Ron Paul, devenu à 71 ans la coqueluche des jeunes radicaux, veut abolir la Réserve fédérale. Un débat tellement 1790 ! Jefferson était contre la création de la banque centrale. Hamilton était pour. Le débat, dit-on, a été tranché par un dîner chez Jefferson. Les Virginiens ont accepté la banque et obtenu en contrepartie le siège du gouvernement (et c'est comme cela que la capitale s'est retrouvée sur les bords du Potomac).
Pour l'historien Joseph Ellis, auteur du tout récent American Creation, les Américains ont du mal à se résoudre à ne pas obtenir de réponse de leurs héros. Ils n'aiment pas que "le passé soit un monde perdu à jamais". Lui-même a été interrogé en décembre par le Washington Post : "Qu'est-ce que George Washington aurait pensé de l'Irak ?" Il a opté pour l'honnêteté : "Il n'aurait même pas trouvé l'Irak sur une carte."
Et les primaires ? Qu'en auraient pensé les fondateurs ? Qu'auraient-ils dit de ce mélange de promesses révolutionnaires, de sondages en tous sens, de guitare électrique et de sponsors à millions ? "Ils auraient regardé quiconque réussit dans notre cirque électoral contemporain comme un clown indigne d'être élu", affirme Joseph Ellis. On parierait l'inverse. Débats, coup bas, excès médiatiques : les fondateurs auraient a-do-ré...
Corine Lesnes
Le Monde
Article paru dans l'édition du 10.01.08.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire