L'interview de Joseph Stiglitz
Comment jugez-vous la situation française aujourd’hui ?
Je pense qu’il y a chez vous un pessimisme excessif à propos des performances de votre économie. Car en France, la productivité est très bonne, la capacité d’innovation aussi. Quant à la question des revenus, il y a confusion. C’est vrai qu’aux Etats-Unis, ils sont plus hauts. Mais les Français ne doivent pas oublier que les Américains travaillent beaucoup plus longtemps qu’eux. Il est donc logique que ces derniers aient des revenus plus importants. Mais ils ont aussi moins de loisirs. Avec tous les problèmes sociaux et les répercussions que cela engendre sur la vie familiale.
Aujourd’hui, l’un des grands dossiers économiques concerne la mondialisation et la manière de s’y adapter. Certains pensent que pour y parvenir, il faut supprimer les protections sociales, renforcer la flexibilité. Mais abordé de cette façon, le débat est mal engagé. Il ne s’agit pas d'apporter des réponses structurelles. Mais des réponses macroéconomiques : taux d’intérêts fixés par les banques centrales, taux de change… Et dans ces domaines, on constate que la politique menée par les Etats-Unis ne fait qu’accroître les difficultés !
A mon avis, en Europe, le plus grave problème, c’est l’augmentation des inégalités : le fait que certains bénéficient de la mondialisation et que d’autres doivent subir de plein fouet la précarité et la compétition venue d’ailleurs. Or en assouplissant le système social et le Code du travail, on exacerbe les problèmes. Regardez ce qui s’est passé dans de nombreux pays d’Amérique latine : le chômage a augmenté et les bénéfices annoncés ne se sont pas produits.
A vous écouter, il ne faut donc pas engager de réformes de structures…
Il y a peut-être certaines réformes structurelles à entreprendre pour s’adapter à un monde qui bouge. Mais je le répète : les questions de structures ne constituent pas à mes yeux le problème fondamental. Le problème fondamental, c’est une politique macroéconomique qui crée les inégalités. En poursuivant sur cette voie, on ne peut qu’empirer les choses.
Je pense qu’au lieu de démanteler les protections, on devrait renforcer le système éducatif et les lois sociales. Il faut bien voir que la protection sociale, c’est aussi un moyen pour motiver les gens, leur permettre de travailler mieux.
Aux Etats-Unis, celle-ci est à la charge des entreprises. C’est ce qui amené General Motors au bord de la faillite. Résultat : de plus en plus d’Américains pensent qu’il faut se rapprocher du modèle européen. Nous avons donc besoin d’instaurer un dispositif public.
Il faut voir que d’une manière générale, nous dépensons beaucoup d’argent pour les assurances de santé : 15 % du PIB y est consacré. Mais le système est inefficace : aujourd’hui, 50 millions d’Américains n’ont pas d’assurance sociale ! Pourtant, au cours des dernières années, le PIB des Etats-Unis a augmenté. Mais cette augmentation a profité aux plus riches, tandis que la situation de la plupart des citoyens empirait. Même la classe moyenne est touchée et vit davantage dans l’insécurité.
En France, on préconise souvent la nécessité de baisser les prélèvements obligatoires. Qu’en dites-vous ?
Je pense qu’il y a là une très grande confusion. Aux Etats-Unis, on paye effectivement moins d’impôts. Mais que reçoit-on en échange ? Beaucoup moins de choses. Par exemple, pour avoir une couverture sociale, le citoyen doit payer des milliers de dollars. Des sommes qui viennent s’ajouter à l’argent payé pour les impôts. Il faut aussi mettre dans cette addition les pensions de retraites, qui sont privées.
En France, vous payez vos impôts et vos taxes, mais les assurances sociales sont comprises dedans. Ainsi, la charge totale n’est pas forcément plus importante. Une situation que l’on retrouve ailleurs en Europe. En Scandinavie, par exemple, le taux d’imposition est très élevé, les gens travaillent dur. Mais ils ont un excellent système de santé et un des meilleurs niveaux de vie du monde. La plupart du temps, tout ce qui se dit à propos du poids des impôts n'est donc qu'un mythe !
Aux Etats-Unis, d’ailleurs, on commence à revenir là-dessus. La plupart des gens, même chez les républicains, pensent que nous avons été trop loin. Notre système éducatif, notre recherche en souffrent, à tel point que cela pourrait nuire à notre compétitivité. Pour réussir à s’adapter à la mondialisation, on a besoin d’investir dans l’éducation et la recherche. Mais évidemment, cela coûte de l’argent !
Que dites-vous alors à ceux pour qui les Etats-Unis sont un modèle ?
Ce pays a quand même quelques bons côtés et quelques points forts ! Notamment une bonne recherche universitaire, financée à la fois sur fonds publics et privés, ainsi que des liens étroits entre le monde de la recherche et les entreprises. Enfin, le chômage est assez bas. Alors qu’en Europe, les politiques macroéconomiques s’intéressent trop à l’inflation, et pas assez au chômage.
Mais face à ces bons points, il y a tous les problèmes que j’évoquais tout à l’heure et qui laissent sceptiques: la pauvreté, la baisse des revenus, ces 50 millions de personnes sans sécurité sociale... Résultat: les Etats-Unis arrivent au 10e rang pour l’Indice de développement humain (IDH) (1). A tel point qu’ils sont précédés dans ce classement par de nombreux pays européens.
Record significatif : nous avons le plus grand nombre de détenus du monde occidental. Proportionnellement, ce nombre est dix fois plus élevé qu’en Europe. A tel point que certains Etats des USA dépensent plus pour la construction de prisons que d’universités… Le modèle américain est donc plutôt un désastre. C’est pour cela que je lance un avertissement aux Français : certains aspects de leur modèle sont bons. Mais eux sont trop pessimistes !
http://elections.france2.fr/presidentielles/2007/interviews/29576535-fr.php?page=1
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire