lundi 7 janvier 2008

"La culture française" victime d'un canular.

"La culture française" victime d'un canular, John Brenkman
LE MONDE | 29.12.07 |

Il y a quelques jours, alors que je revenais en France pour la première fois depuis quatre mois, je fus accueilli par une "Lettre à nos amis américains" ( Le Monde du 20 décembre). Olivier Poivre d'Arvor y plaidait pour que nous autres, Américains, cessions de proclamer la mort de la culture française. Mes amis français (en français dans le texte) ! Je dois vous dire que les Américains n'annoncent pas la fin de la culture française. Ils n'ont même pas lu l'article incriminé, puisque le magazine Time ne l'a fait paraître que dans son édition européenne. Vous croyez sans doute que la célérité et l'ubiquité du Web l'ont propagé d'un bout à l'autre des Etats-Unis ? Eh bien, non. Quatre semaines après sa parution, pas une seule publication en langue anglaise en dehors de la Grande-Bretagne, et pas un seul blog américain significatif n'a mentionné l'article, pas plus que la levée de boucliers qu'il a suscitée en France.



Il semble surtout que l'apparition à la "une" de Time de la photo de Marcel Marceau accompagnée du titre "La mort de la culture française" ait eu, en France, le même résultat que l'adaptation radiophonique de La Guerre des mondes d' H.G. Wells par Orson Welles, en 1938, au cours de laquelle le ton réaliste et convaincant du commentateur annonça à l'Amérique l'invasion martienne. Aujourd'hui, ce sont les Français qui sont persuadés d'une attaque américaine contre la culture française.

Or, la controverse de ces dernières semaines, totalement artificielle, a été impulsée par trois personnes : l'astucieux journaliste qui a signé l'article, le rédacteur en chef avisé qui l'a annoncé en couverture, et enfin le maquettiste qui a eu l'idée de génie d'associer l'image du très regretté Marcel Marceau au signifiant (si je puis me permettre de puiser une nouvelle fois dans la pensée française contemporaine) totalement vide de "culture française".

Autrement dit, la couverture de Time comme son article n'étaient qu'une supercherie dont le public, égaré à son tour par les médias français, a été la victime. " Un gogo naît tous les matins ", avait coutume de dire Phileas Taylor Barnum, grand homme de spectacle devant l'Eternel... Dans l'épisode qui nous occupe, le gogo, pardonnez-moi, ce fut la France. Vous tous, mes amis français, avez avalé l'hameçon, le bouchon et la ligne.

Est-ce à dire que l'article de Donald Morrison est totalement exempt de mérite ? Pas exactement. Il aborde des questions qui valent la peine d'être débattues, comme les différences entre les politiques culturelles française et américaine. Mais il omet d'évaluer les avantages respectifs d'un art patronné par l'Etat ou financé par des intérêts privés. Et si l'article déplore le faible nombre de romans français traduits chaque année en anglais, il oublie de préciser qu'il y a aux Etats-Unis plus de livres traduits du français que de toute autre langue. En d'autres termes, une faiblesse notable de l'édition américaine est érigée en problème inhérent à la littérature française.

Bien sûr, de nombreux critiques et lecteurs, moi compris, attendent une nouvelle vague de romans français qui ne soient pas de l'autofiction. Mais ne vous méprenez pas sur le sens de cette remarque. Pour ne citer qu'un seul exemple montrant ce qui est réellement en jeu : je considère Michel Tournier comme l'un des romanciers les plus importants et les plus novateurs de la fin du XX e siècle. Et pourtant, après la traduction américaine de son magistral Roi des Aulnes, en 1972, il a tout bonnement disparu du paysage littéraire américain ; seules quelques-unes de ses oeuvres tardives furent ensuite traduites en anglais grâce à de petites éditions universitaires incapables de faire connaître Tournier à un large public.

Voyez également comment Time annonce la mort de la philosophie française depuis Sartre. Laissons de côté le fait qu'aucun philosophe américain n'a eu jusqu'à présent un impact comparable à celui de Sartre, aussi bien aux Etats-Unis qu'ailleurs. Mais l'article ne cite ni Levinas, ni Deleuze, ni Derrida, dont l'influence continue pourtant de se faire sentir dans la pensée, l'écriture et l'art américains. Plus récemment, Julia Kristeva a été lue et commentée avec beaucoup d'attention, notamment au sein des milieux universitaires américains, et Alain Badiou, avec le travail duquel je suis en profond désaccord, a bénéficié de plusieurs traductions et d'une audience croissante. Bernard-Henri Lévy est le philosophe français qui, en brisant la barrière qui sépare l'universitaire du lecteur lambda, est devenu une voix morale et politique aux Etats-Unis mêmes. Qui a tué Daniel Pearl ? et son best-seller American Vertigo ont fait de lui la quintessence de l'intellectuel public.

Il n'est donc pas surprenant que l'analyse la plus pénétrante de l'article de Time soit venue de BHL. Dans un texte publié par le Guardian, se gardant bien de mordre à l'hameçon et de défendre vaillamment le signifiant de "culture française", il suggère au contraire de manière fort pertinente que l'article du magazine traduit en réalité l'émergence d'une angoisse américaine. Nos conservateurs xénophobes redoutent un afflux de Mexicains hispanophones avec pour corollaire un repli de la langue et de la culture nord-américaine ; ils craignent l'émergence économique et géopolitique de la Chine, qui va bouleverser notre vision de l'avenir. Aujourd'hui, c'est la Corée du Sud, et non Hollywood, qui domine le cinéma asiatique, et la guerre en Irak a sapé notre foi dans la propagation de la démocratie. "La France en tant que métaphore de l'Amérique elle-même, écrit Bernard-Henri Lévy. L'hostilité antifrançaise comme expression transposée d'une panique qui n'ose pas dire son nom. Classique. "

L'article de Time a, pour reprendre les termes d'un autre penseur français, dissimulé sa signification au grand jour, comme La Lettre volée d'Edgar Allan Poe. Le journaliste s'est bien facilement imprégné de cette vision décliniste professée par une poignée d'auteurs français pour en faire un point de vue américain général à l'égard de la culture française.

Mais toute cette controverse ne sera probablement qu'une tempête dans un verre d'eau. Et, pour en revenir à l'année 1938, il est important de se remémorer cette remarque faite à l'époque par la journaliste américaine Dorothy Thompson : "Il y a un mois, Hitler a réussi à faire peur à toute l'Europe, mais lui du moins avait une armée et une aviation capables d'appuyer ses braillements hystériques. Orson Welles, lui, a réussi à démoraliser des milliers d'Américains sans rien d'autre que des mots."


John Brenkman, directeur de l'US-Europe Seminar au Baruch College (University of New York)

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